His name was Sévérina

​​​​​​​« No, YOU, fuck you. »

Ce soir-là, pour Halloween, Kati et toi aviez partagé ce rouge à lèvres bleu volé lors de notre première rencontre. Vous pavaniez avec vos costumes improvisés, et tu arborais cette perruque gris argentée, censée te faire ressembler à Cruella. On avait beaucoup bu, et mon maquillage dessiné en quelques minutes eu tôt fait de couler sur mon visage. Bientôt, je l’effaçais d’un coup de coton, mais toi, tu refusas de revenir à la réalité.

Toi, ce soir-là, tu gardas cette perruque, tu conservas ce rouge à lèvres. Pour la nuit, Bartek avait disparu. Et son alter ego naquit de ces cendres, Sévérina était née. Et c’est d’elle dont je veux me souvenir. Je veux me rappeler cette nuit, encore et encore, parce que je m’étais rarement senti aussi vivant. Et surtout, parce que toi, tu me paraissais vivre pour la première fois.

Afrikaner blessé, habitué aux crachats des autres, tu m’avais raconté plus d’une fois les horreurs que tu avais vécu près du Cap. Rejeté par ta famille pour ce que tu étais, tu avais trouvé dans l’Erasmus un moyen de fuir ton quotidien. Nous en étions tous là, nous vivions tous dans un conte de fée ; mais il me semblait alors que tu étais celui à qui cette expérience profitait le plus. Parce que, d’une certaine manière, nous étions devenus frères et sœurs ; parce que, d’une certaine manière, Maastricht était devenue notre nouvelle famille.

Tu avais cette attitude provocante, cette arrogance touchante qui marquait un gigantesque besoin d’attention ; autant de défauts qui à mes yeux devenaient des qualités. Car jamais, au grand jamais, je ne me suis senti seul à tes côtés. J’avais trouvé un ami, un frère, une sœur. La nomenclature importait peu. On était libres, on était cons, on était humains.

Des heures plus tard, après avoir clubbé une partie de la nuit, et raccompagné une Kati beaucoup trop ivre jusque chez elle, nous nous étions retrouvés tous les deux sur la rive de la Meuse. Le soleil était sur le point de poindre le bout de son nez, mais nous refusions que la soirée se finisse. Une bière à la main, en compagnie de la fée Verte, je tentais de t’apprendre des mots en français, tandis que tu m’enseignais le polonais. J’ai beau creuser ma mémoire, je ne parviens pas à dénicher un seul souvenir de ta langue, pas même cette phrase incroyablement longue qui rassemblait, selon toi, les pires insultes que j’aurais pu proférer.

Je dois le dire, tu m’as appris à être humain. Avec ton flegme polonais, ton je m’en-fout-isme absolu, tu m’as appris à être libre, au-delà des règles du monde des hommes. Tu m’as fait comprendre, en âme et conscience, que l’essence du doigt d’honneur, au cœur de l’ordure, était d’une profonde honnêteté.

On en vient aux regrets, de ceux que je n’ai jamais pu t’exprimer. Parce qu’à l’époque, j’étais aussi malheureux que toi. Et nous comblions ensemble les trous que la vie nous avait faits, nous fuyions ensemble les mânes de la réalité. On en vient aux putains de regrets, de ceux que je ne pourrai jamais libérer, coiffés de cette certitude que sous la crasse de ton existence se trouvait le plus pur des diamants.

Tonight, I am going to get wasted, just for you. En souvenir de nos ivresses, pour me rappeler qui nous étions ce soir là, je vais boire jusqu’à oublier, je vais boire jusqu’à te ressusciter.

Et demain, demain, …
Tu pourras te rendormir.
Demain, demain, …
Pour ton dernier voyage, je te laisserai partir.

 

 

 

 

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