Follow the Copper Trail

La curiosité est, selon certains, la graine de la créativité et de l'imagination. Et si je ne saurais les contester en ce point, force est de constater que ce germe curieux m'a le plus souvent conduit à réaliser des chosez stupides, irréfléchies ; à mettre ma vie en jeu pour des broutilles qui, sur l'instant, me paraissaient féeriques. C'est que, voyez-vous, il m'en faut peu. Il m'en faut très peu pour m'inventer des aventures. Raconter une histoire, conter un conte, sont pour moi des choses aussi simples que de faire mes lacets. Alors, bien sûr, mon quotidien, mes journées, de rien deviennent assez vite rocambolesques.

Il me suffit d'un rien, je vous dis ! Un rien. Juste une petite trace de réel. Un fragment de lumière sur un objet inanimé. Un regard posé sur un clou. Un caillou. 

Ou, ce jour-là, un bout de cuivre. 

Plutôt, un fil de cuivre. Un véritable câble. Il était habilement dissimulé par des cailloux le long d'un muret qui ceignait l'esplanade depuis laquelle je contemplais la rue. Ça et là, des petits pieux en bois retenaient cette corde métallique, sans que je puisse alors comprendre ce que cet attirail cuivré faisait sur MON esplanade, sur MON territoire. Plus inquiétant encore, le câble de cuivre n'était pas gainé, de sorte que je n'osai pas le toucher. J'aurais pu m'arrêter là. Constater l'inhabituel et, comme tout Parisien dans le métro, l'ignorer avec un soupir.

Mais ... trop tard. 

La curiosité m'avait gagné. Et je m'apprêtais, encore, à faire, encore, une belle connerie. 

Une des extrémités du câble disparaissait dans le muret juste au-dessus du centre commercial que l'esplanade coiffait. Quelques minutes dans le rayon surgelés me suffirent à comprendre que ma quête était vaine : impossible de retrouver ne serait-ce qu'une lueur cuivrée. Je retournai sur l'esplanade, à mon point d'origine, un peu dépité, quasiment sûr que l'autre extrémité ne me réservait rien sinon qu'une autre désillusion. Je m'étais presque résigné à abandonner. Mais la curiosité, cette douce maîtresse, en avait décidé autrement. Comme une vilaine addiction dont on n'aurait soigné que les symptômes, la garce attendait simplement son heure, sachant pertinemment que la moindre étincelle d'aventure m'infecterait à nouveau. 

J'entrepris de suivre le chemin de cuivre tracé par l'autre extrémité. Celle-ci plongeait sous les marches en bois qui jouxtaient l'esplanade. Plus haut, l'escalier disparaissait derrière les immeubles pour quitter la résidence. Je m'enfonçai dans la sylve bétonnée, et retrouvai le fil de cuivre. Il s'était faufilé sous un grillage en acier vert, pour s'enfuir vers la rue par un autre escalier. Je sentais bouillonner en moi la ferveur de l'aventure, la flamme d'une histoire à raconter. Et déjà mon esprit, de manière inconsciente, faisait défiler les mots et les phrases les plus appropriées à mon récit. J'étais shooté à la curiosité, fixé aux hypothèses, je planais dans l'Imagination. Le câble de cuivre continuait son périple en dehors de ma résidence, longeant comme à son habitude les murs. Il était habile, le bougre, et mon regard le perdait parfois au coin d'une rue pour le retrouver un peu plus loin, serpentant entre les bâtiments. Mais mon flair était trop affûté, et la chasse à l'absurde, au fil des années, était devenue une sorte de spécialité.

Le ver de cuivre pouvait aller où il voulait, rien ne me ferait le lâcher. Et pourtant il me donnait du fil à retordre, réalisant des allers-retours improbables, des boucles illogiques qui me perdaient dans le dédale urbain. A plusieurs endroits, il me fallut contourner, détourner, retourner le chemin afin de pouvoir continuer ma chasse. Imaginez ma surprise lorsque je vis l'objet de ma quête pendre nonchalamment au-dessus des rails qu'il enjambait du haut de ses quatre mètres. Imaginez ce petit bout de cuivre s'enfonçant à la commissure d'une bouche d'égout, pour réapparaître en jaillissant une rue plus loin. Le chemin de cuivre n'avait cure des quartiers qu'il traversait, des habitations qu'il transperçait, des intimités qu'il violait ; il parcourait son chemin sans conscience propre, soucieux de remplir sa seule et unique mission : celle pour laquelle on l'avait conçu et tiré jusqu’ici. 

Je finis par aboutir à l'orée des bois, tandis que le soleil commençait à tomber, constatant avec surprise que plusieurs heures s'étaient écoulées. Et là, toujours, comme une verrue au milieu du visage, le câble de cuivre longeait le bord du chemin puis s'enfonçait entre les arbres. Me servant de mon téléphone comme d’une lampe torche, je progressai sans difficulté dans la clairière. La voûte sylvestre était suffisamment dégagée pour que je puisse me repérer à la lumière de la lune, mais plus j’avançais, plus je sentais les doigts crochus de la forêt raffermir leur prise sur moi.

De chasseur, j’avais cette étrange impression d’être devenu une proie, continuellement absorbé par le chemin que dessinait ce fil de cuivre. Etait-ce un appât ? Avais-je eu la bêtise de me comporter comme un papillon, fasciné par l’objet qui sonnait son glas ? A cet instant, mon esprit refusait ces questions, se contentant de demeurer obnubilé par l’aventure qu’il me semblait vivre. C’est le problème avec les héros : leur histoire est toujours plus importante que leur propre existence, de sorte qu’on raconte souvent leurs exploits lors de leurs veillées funéraires.

Le long du fil de cuivre, mes chaussures abandonnaient de larges empreintes dans les feuilles mortes, traçant un chemin de retour rassurant tandis que je pénétrais toujours plus profondément dans la forêt. Tout téméraire que j’étais, la peur commençait à pétrir mes membres, à perforer mon abdomen de ses dards infinis. Mais, à l’instar d’un Spartiate ou d’un Viking, trop têtu pour admettre ma défaite, je continuai mon voyage.

Je suis très loin d’être un spécialiste de la sylve, ou de la nature. J’aime bien m’y promener, m’y balader et, à vrai dire, je le fais souvent. Et je me targue de connaître assez bien les bois qui jouxtent ma ville natale, pour y avoir joué des heures durant alors que mes genoux et mes mains portaient la marque crasse de l’enfance. Que fut ma surprise quand je découvris que le chemin de cuivre m’avait mené dans un lieu que je ne connaissais pas.

Les buissons et les feuillages s’entremêlaient en un nœud gordien d’une densité incroyable, de telle sorte qu’il m’était désormais impossible de mettre un pied devant l’autre sans risquer une chute à chaque instant. Je tentai de me frayer un chemin parmi les branchages, contournant souches et troncs morts, quand mon regard se figea avec stupeur. Sans prévenir, le câble de cuivre s’était arrêté devant un large rocher, et avait pénétré dans la terre.

Je ne suis pas le genre d’homme à filtrer mes émotions. D’autant plus quand je suis seul. Et, à cet instant, ma déconfiture me fit proférer un très large éventail de jurons, qui auraient fait pâlir, je n’en doute pas, les nonnes et les sœurs qui firent mon éducation. Semblable à un bambin qui se serait vu arraché son jouet préféré, je tournai sur moi-même à la recherche d’un support à ma frustration et ma colère. Ma jambe droite fouetta l’air dans un élan pathétique, et s’abattit sur un arbuste encore vert qui n’avait rien demandé.

Et, à ma grande surprise, plutôt que de plier, celui-ci choisit de se déraciner.

Ceci peut paraître minime, alors que vous lisez ces lignes, mais dans l’esprit d’un curieux, le moindre détail devient sujet à investigation.

La terre était meuble, aérée. Trop pour que cela soit simplement le fait de la nature. Je contournai le rocher dont le pic acéré dépassait mon crâne, à la recherche d’autres indices. Et dans le coin de mon regard, l’éclat cuivré réapparut, coincé entre deux excroissances rocheuses. C’était impossible. Ou du moins, était-ce décalé. Dissonant. Absurde. On avait cette étrange impression que le câble de cuivre naissait purement et simplement de ce rocher, à l’instar d’une branche ou d’un bourgeon.

Foutaises.

Je m’apprêtais à saisir le câble pour la première fois, quand mon instinct arrêta mon geste. Avec précaution, j’attrapai une branche qui trainait sur le sol et l’utilisai pour tâter l’objet de ma quête. Je retenais mon souffle, attendant l’inattendu, persuadé que le fantastique était la conclusion naturelle et obligatoire de mon geste. Bien sûr, il ne se passa rien. Ou plutôt, un infime détail vint déconstruire ma fantasmagorie : le câble bougea, révélant un fin interstice dont la facture était incontestablement humaine.

Quelqu’un avait percé un trou.

Mes mains se précipitèrent pour tâter la pierre, et bientôt je me retrouvais collé au rocher, explorant de mon toucher la surface anormalement lisse. Mon instinct de survie s’était réveillé sans même que je m’en rende compte, faisant de ma respiration un lent décompte, qui marquait les secondes et égrenait les minutes. Le chemin de cuivre m’avait mené jusqu’ici, un peu comme si le destin voulait que je me trouve là, précisément à cet instant. Pourtant, plus je tournais autour du rocher, plus je cherchais en reniflant la roche du moindre de mes sens, plus il me semblait que j’avais atteint une impasse. Pourtant, je sentais un picotement à la base de mon nez, signe incontestable que mon flair détectait une absurdité.

Rien de tout cela ne me paraissait anormal. Innaturel. Rien ne l’est, quand on y réfléchit. Mais j’avais beau torturer mon esprit en pinçant le moindre de ses recoins, aucune connexion ne se créait, et je sentais poindre la fin de mon aventure. J’avais fait un joli voyage, mais demeurait la frustration de n’avoir atteint la destination. Il faisait noir désormais, et mes yeux distinguaient avec peine mon environnement. Levant la tête, je me rassurai en observant un instant les étoiles et la carte qu’elles dessinaient. Au moins je n’étais pas perdu.

J’entrepris de m’orienter en recherchant les constellations, m’éloignant progressivement du rocher. Mon regard l’embrassa une dernière fois, à l’instar d’un amoureux transi qui suit du regard le train de sa bien-aimée, puis je tournai les talons.

Je vous l’ai dit, il m’en faut peu pour vivre des aventures. Mais cela ne signifie pas que je suis un bon aventurier. A vrai dire, je suis plus doué pour raconter les aventures que pour endosser la toison du héros. Bien que je possède quelques-unes des qualités nécessaires pour arborer ce statut, je suis dépourvu de la plus cruciale : le sens de l’orientation.

Riez. Profitez-en. Moquez-vous. Je l’aurais fait à votre place.

Pensant me diriger vers le Nord, vers la ville, vers ma résidence, je m’enfonçai un peu plus dans les bois. Oh, rassurez-vous, je ne suis pas le petit Poucet. Ma bêtise ne s’éternisa pas. Lorsque les étoiles me montrèrent l’incongruence, je soupirai bruyamment, maudit ma stupidité, et entreprit de tourner les talons. A nouveau. Et j’étais tellement absorbé par la contemplation de mon erreur – pivotant encore et encore la carte des étoiles pour la constater encore et encore – que je ne faisais même plus attention à mes pieds.

Et soudain, je buttai sur un objet, et entreprit, lentement et sûrement, de m’exploser la tronche sur le sol. Dans ce genre de situation, lorsque votre instinct prend le contrôle, le temps semble ralentir. Comme si cette partie de vous opérait dans un champ temporel différent. Comme si l’horizon des choses se brouillait, pour devenir si lent que votre esprit peut l’anticiper et le prévoir. Dans un élan réflexe, je rentrais mon épaule droite qui vint épouser le sol et me relevait après une roulade de derrière minute, dont l’approximation avait été amortie par les feuilles.

Je sentais l’adrénaline couler à flots dans mes veines, pour une chose aussi stupide qu’une chute, mais cela eut le mérite d’affiner mon regard. La chose qui m’avait fait tomber était en pierre. Ou plutôt en béton. L’intégralité de son corps était dissimulée par des feuilles, et seul dépassait cette incongruité grise qui avait crocheté mon pied. Je m’approchai, retenant mon souffle, à l’instar d’un enfant qui ouvre ses cadeaux avant Noël, et chassai les feuilles.

Devant moi, il y avait une bouche en pierre, fermée d’une porte en acier.

 

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