Différents

Fallait que je crie un petit peu, que je me rappelle que je sais écrire. Parce qu'ici bas, parlant la langue des boeufs, j'en oublie facilement mes racines. Il faut dire que je demeure un peu perdu, sans habitudes ou attaches, car par ici, je suis plus que libre. Fallait que je crie un peu, oui, parce que je ne comprends pas. Et Dieu sait que ce genre de choses m'insupporte. Fallait que je crie un peu, oui, parce que je suis attristé.

Le chagrin est bien loin, et pourtant je ne puis m'empêcher d'être amer face à l'incapacité chronique de l'individu à accepter une vision du monde différente de la sienne. Je me sais incapable, trop peu mature -et le serai-je jamais ?-, pour prescrire une culture, un mode de vie différent du mien. Pourtant, à la différence de ce monde qui ne se comprend pas, je ne cherche pas à imposer mes représentations. Et, bien que je puisse juger -c'est-à-dire, simplement, me forger un avis, fût-il moral- les représentations des autres, je ne cherche pas à les transformer afin qu'elles s'alignent sur les miennes.

Dans la Phénoménologie de l'Esprit, Hegel parle de cette volonté, de ce désir irrésistible que nous avons de vouloir "arraisonner" la réalité. Autrement dit, il décrit ce besoin intrinsèque à l'homme d'asservir le monde qui l'entoure sous le joug de son savoir. La dialectique du Maître et de l'Esclave, qu'on retrouve aussi chez Foucault ou chez Adorno, et qui rappelle aisément la relation entre "majeur" et "mineur" décrite par Kant, est à l'image de ce phénomène que j'observe : incapable de comprendre une représentation qui le place dans une situation d'inconfort, l'individu cherche à asservir son prochain à sa vision, dans le but de l'assimiler ; de le faire sien (voire même soi) dans le but d'accomplir son désir.

Le monde d'aujourd'hui regorge d'exemples dans lesquels des individus issus de cultures ou d'éducations différentes s'affrontent.Réciproquement incapables d'accepter une pensée éloignée de la leur. ils cherchent mutuellement à se convertir. Est-il besoin de préciser qu'une telle chose relèverait du miracle ?

Un grand monsieur me lança un jour "Mais vous allez laisser les gens être ce qu'ils sont et penser ce qu'ils pensent, bordel de merde ?" et je ne saurai trouver meilleur formule. Et bien qu'il demeure impossible de se prémunir de tout jugement face à la perception du monde de "l'autre", rien n'empêche l'individu de se garder d'imposer la sienne.

"Le vivre ensemble" de Montesquieu semble être une utopie : l'homme, dans toute sa diversité d'individus, n'est pas encore assez mature pour trouver l'équilibre entre ces infinies représentations. Parce que, "bordel de merde", l'homme ne peut changer que par son propre chef. Ses représentations n'évoluent que s'il le décide, uniquement en partant de lui. Vouloir changer l'autre dans sa perception du monde, id est l'assimiler, relève de la négation pure et simple de sa liberté.
Voilà pourquoi le "vivre ensemble" est un joli rêve, parce qu'il nécessiterait un long processus d'harmonisation, débutant par l'acceptation des différences de l'autre (et non par sa prescription immédiate, qui relèverait purement à de la soumission, à de l'acculturation).

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